Jill Gasparina

Torses, solo show, Florence Loewy, Paris, Fr, 2014

English version below

Je n’ai aucune idée de l’effet que peuvent produire les œuvres de Florian Bézu sur leurs spectateurs. En se plongeant dans les iridescences de ses céramiques, dans les détails minuscules des altérations chimiques qu’ont subi les objets, les choses imprimées ou les photographies, chacun pourra former son goût. Mais je ne crois pas qu’il s’en soucie : il ne cherche pas plus à séduire qu’à repousser son public, et encore moins à faire son éducation esthétique.

Dans l’introduction de Going public, Boris Groys écrit que « la politique de l’art a moins à voir avec son impact sur le spectateur qu’avec les décisions ayant conduit en premier lieu à son émergence. Cela signifie que l’art contemporain doit être analysé non pas en terme d’esthétique, mais plutôt en terme de poétique. Non pas de la perspective de celui qui consomme l’art, mais de celui qui le produit »[1]. La poétique des œuvres de Florian Bézu est d’une grande cohérence. Elle se constitue dans un ensemble de tensions formelles et symboliques toujours répétées, à l’échelle de ses pièces comme de ses expositions. La lourdeur et la légèreté, le brutalisme et la préciosité, la célébration et la mélancolie, la gourmandise et la toxicité, l’opacité et la transparence, l’empathie et le sadisme, la verticalité et l’horizontalité, la gravité et l’enfance, la beauté et le dégoût, la rocaille et la canaille s’opposent systématiquement (la liste reste ouverte).

Sa nouvelle série de céramiques murales exemplifie parfaitement cette passion pour les antithèses : à la fois sculpturales et picturales, ces formes, modelées rapidement à partir d’une matrice géométrique, ont lentement dégénéré dans une visualité organique ; elles évoquent un torse, ou une carapace bien plus qu’une œuvre au minimalisme strict. Il les décrit comme des blasons, mais à l’opposé de la logique de signe qui les caractérise, il s’agit d’abstractions. Et leur gamme chromatique automnale (aubergine, bleu canard, violet) est aux antipodes des couleurs chatoyantes de l’héraldique médiévale. Quant à l’idée de faire cohabiter dans l’espace ces bas-reliefs avec une pièce en tissu à la matérialité précaire, elle relève elle aussi de ce même système d’antithèses (dans Golden Age, sa précédente exposition, les céramiques posées sur des cartons, et les coins de murs déformés, fondus, s’inscrivaient déjà dans ce principe).

Les arts décoratifs connaissent aujourd’hui un vrai retour de grâce dont on ne peut que se féliciter puisqu’il a permis d’étendre le vocabulaire visuel et technique d’un art contemporain englué depuis dix ans dans de jeux de référence culturelles un peu vains et des gestes de récupération tournant en boucle. Mais il a aussi généré des postures d’artistes-artisans qui semblent tout droit sorties de l’imaginaire fatigué d’un chief editor en mal d’idées à deux heures d’un bouclage, et, pour ce qui nous concerne, un « académisme de la céramique trash »[2]. Florian Bézu a bien conscience de ces phénomènes auxquels il ne peut rien. Toute technique peut tourner à vide. Toute poétique cohérente subit le risque d’être réduite à deux ou trois traits de style, et d’être pastichée, puis parodiée. Dans son cas, il faut donc en revenir au mot d’ordre de Groys : les enjeux de ce système sont à trouver dans sa poétique. « J’ai l’impression que mettre en relation une forme ou ce qu’elle représente avec son contraire permet d’exacerber un sentiment, une impression et d’atteindre une sorte de perfection » explique l’artiste, tout en se référant au genre poétique du blason et en citant Théophile Gauthier (dans les premiers titres imaginés pour l’exposition, certains étaient directement appropriés du recueil Émaux et Camées).

Les œuvres de Florian Bézu s’inscrivent ainsi dans une tradition lyrique. Elle prend des formes tantôt subjectives (certaines pièces relevant d’une expression toute personnelle, évoquant par l’image, l’objet, ou les références culturelles un rapport à son enfance ou son adolescence) tantôt plus nettement formalistes, inspirées du minimalisme ou même par endroits de Supports/Surfaces. Dans ce système poétique, chaque plaisir est gâté, chaque souvenir faussé, chaque forme déformée. Libre ensuite à chacun de voir dans ces abstractions des torses, des boucliers, des carapaces de tortue, des blasons, ou des allégories de la mélancolie.

[1] Boris Groys, Going Public, Sternberg Press, Berlin, New York, 2011, p. 15-16
[2] Florian Bézu, entretien avec l’auteur, août 2014

Torsos

I have no idea what effect the works of Florian Bézu may have on their spectators. By diving into the iridescence of his ceramics, in the minuscule details of the chemical alterations to which the objects have been subjected, printed things, or photographs, everyone can form their own taste. But I don’t think the artist is worried about that: he is not looking any more to seduce his public than to drive it away, and even less to offer education in aesthetic judgment.

In the introduction to Going Public, Boris Groys writes that “the politics of art has to do less with its impact on the spectator than with the decisions that lead to its emergence in the first place. This means that contemporary art should be analyzed not in terms of aesthetics, but rather in terms of poetics. Not from the perspective of the art consumer, but from that of the art producer”[1]. The poetic, in the works of Florian Bézu is greatly coherent. It is established in a system of formal and symbolic tensions, which are always repeated from the scale of each piece, to that of the exhibition. Heaviness and lightness, brutalism and preciousness, celebration and melancholy, gluttony and toxicity, opacity and transparency, empathy and sadism, verticality and horizontality, seriousness and childishness, beauty and disgust, rocaille and canaille are systematically opposed (the list could go on).

His new series of wall-mounted ceramics perfectly exemplifies this passion for antitheses: at the same time sculptural and pictorial, these forms, quickly modeled using a geometric matrix, have slowly degenerated in an organic visuality; they evoke a torso or a defensive shell, more than a minimalist work in the strict sense. He describes them as coats-of-arm, but opposing the logic of the sign, which characterizes them, they are abstractions. And their autumnal coloring (eggplant, peacock blue, violet) is the antipode of the glistening colors of medieval heraldry. As for the idea of installing together these bas-reliefs with an ephemeral cloth piece, it also reveals this same system of antitheses (in Golden Age, his previous exhibition at the gallery Florence Loewy, the ceramics were displayed on cardboard boxes and the corners of the walls were melted, deformed, already inscribed this principle).

The decorative arts today enjoy a real increase in esteem for which we must congratulate ourselves since it permits an extension of the technical and visual vocabulary of a contemporary art stuck for ten years in vain games of cultural reference and gestures of reappropriation turning in circles. But it has also generated the pose of artist-artisans, which seems to have appeared directly from the imagination of a tired editor-in-chief without ideas two hours before going to press, and for what concerns us here, an “academicism of trash ceramics”[2]. Florian Bézu is well aware of these phenomena, for which he is not responsible. Any technique can run dry. Any coherent poetics undergoes the risk of being reduced to two or three dashes of a style, of becoming pastiche, then becoming parody. In his case, we must then return to the watchword of Groys: the concerns of this system are in its poetics. “It seems to me that a form or what it represents in relation with its opposite may intensify a feeling, an impression and to reach a kind of perfection,” the artist explains, all the while referring to the poetic genre of blason and citing Théophile Gauthier (among the first titles imagined for this exhibition, some were directly appropriated from the collection Enamels and Cameos).

Thus, the works of Florian Bézu, inscribe themselves in a lyrical tradition. It takes forms that are at times subjective (some pieces reveal a very personal expression, evoking by the image, the object, or the cultural reference a relation to his childhood or adolescence), at other times more clearly formalist, inspired by minimalism or even at times Supports/Surfaces. In this poetic system, each pleasure is spoiled, each memory distorted and each form deformed. And each viewer is then free to see in these abstractions torsos, shields, tortoise shells, coats-of-arm, or allegories of melancholy.

Traduit du français par David Malek

[1] Boris Groys, Going Public, Sternberg Press, Berlin ,New York, 2011, p. 15-16
[2] Florian Bézu, interview with the author, August 2014